Ex-athlète olympique, le philosophe a élaboré une pensée originale du corps humain.
Par Pascale Guéricolas
La nuit. L’été 1968. L’eau noire. Un navire de surveillance en quête d’éventuels fugitifs. Un homme en maillot de bain, chaussures autour du cou, s’apprête à fuir la Yougoslavie encore communiste et à nager vers l’Italie et le port de Trieste. La scène a toutes les allures d’un film à la James Bond. Pourtant, ce n’est ni Daniel Craig ni Sean Connery qui franchit le bras de mer. Il s’agit plutôt de Gabor Csepregi (Théologie 1973 et 1976; Philosophie 1980 et 1986). Ce citoyen hongrois a profité d’un déplacement en terre yougoslave pour s’évader du Bloc de l’Est. «Je jouais depuis des années au water-polo, raconte-t-il. Nager plusieurs kilomètres à la brasse, cela ne me faisait pas peur. Il fallait seulement ne pas trop s’approcher de la côte pour éviter d’être repéré.» Finalement, la traversée se passe sans anicroches et voilà notre réfugié en Italie.
Lorsqu’il revient sur cet épisode rocambolesque, presque quatre décennies plus tard, Gabor Csepregi ne parle pas de sa peur du danger. Aujourd’hui professeur de philosophie et régent des études du Collège universitaire dominicain à Ottawa, il évoque surtout son goût impérieux de l’aventure, toujours présent à 56 ans. «J’aime l’imprévisible et, à 18 ans, je voyais déjà les limites de mon existence», confie-t-il. Fier héritier d’une famille où le compromis n’a pas sa place, il a longtemps mûri son projet d’évasion. Il rêvait de parcourir le monde, et refusait de se rendre aux réunions des Jeunesses communistes simplement pour gagner le droit d’aller à l’université.
Le savoir, nouvelle frontière
Une fois arrivé à l’Ouest, le jeune Gabor prend la décision de partir au Canada, plus exactement à Québec. Son oncle et sa tante, installés dans la ville, constituent alors son premier port d’attache. Sa nouvelle frontière sera celle du savoir et de la quête intérieure, car sa jeunesse passée à l’ombre du rideau de fer l’a vacciné à tout jamais contre le «prêt-à-penser» et les idéologies simplistes.
Le voilà donc à l’Université Laval, où il étudiera pendant 16 ans, hésitant d’abord entre la philosophie et la théologie. Finalement, la philosophie attendra quelques années; dans un premier temps, les théologiens l’emportent. «Ils m’ont accueilli avec tellement de chaleur qu’ils ont fait fondre mes craintes à l’égard des études universitaires dans une langue que je ne maîtrisais pas encore, raconte M. Csepregi. En plus, cela me permettait de parfaire mes connaissances du Nouveau Testament, car il était difficile de se former sur ces sujets en Hongrie, à ce moment-là.»
Étudiant au baccalauréat puis à la maîtrise, le jeune Hongrois s’intègre comme un poisson dans l’eau dans son nouveau milieu, notamment grâce au sport. Il continue à nager beaucoup. Il trouve même un emploi à la ville de Québec comme maître-nageur et commence à s’entraîner avec l’équipe de natation du Rouge et Or en 1969.
«En voyant plonger cet inconnu dans la piscine, son aisance m’a frappé, se souvient Jean-Marie De Koninck, professeur au Département de mathématiques et de statistique, alors étudiant et membre de l’équipe. Lorsqu’il m’a donné son temps au 100 mètres dos, j’ai été totalement renversé, car sa performance était meilleure que les nôtres d’une dizaine de secondes.»
Rapidement, le jeune Gabor apporte à l’équipe son esprit sportif et, surtout, son goût de l’effort. Pendant deux heures chaque matin et deux heures chaque soir, il enchaîne les longueurs. «Sa discipline de vie était impressionnante et cela a rejailli sur l’équipe de natation du Rouge et Or, précise le mathématicien. Il nous a donné une pratique d’excellence jamais égalée, qui nous a poussés à nous améliorer.»
Athlète de l’année et athlète olympique
En 1970, Gabor Csepregi est d’ailleurs nommé Athlète de l’année du Rouge et Or, et termine troisième au Canada dans une compétition universitaire de natation. L’année suivante, le voilà fondateur de l’équipe Rouge et Or de water-polo, ce qui l’amènera à participer aux Jeux olympiques de 1972 et de 1976.
Ces performances, Gabor Csepregi les prend avec beaucoup de philosophie. «J’aime surtout la spontanéité du sport et les émotions qui l’accompagnent, explique-t-il. Nous avons une vision trop mécaniste du corps, et ce genre d’activité permet de renouer avec les expériences ludiques. C’est souvent ce que j’ai expliqué aux joueurs que j’ai entraînés: l’importance de ne pas penser uniquement à l’issue de la compétition, et même de ne pas penser du tout.»
Comme sportif avec le Rouge et Or de 1969 à 1975, autant que comme entraîneur de l’équipe du Québec en water-polo en 1976 et 1977, puis de l’équipe canadienne jusqu’en 1984, cet amoureux de l’effort physique apprécie la part d’inconnu dans la compétition. De la même façon que l’eau noire le séparant de l’Ouest excitait sa curiosité cette nuit d’août 1968, il s’est souvent interrogé sur les événements impromptus bouleversant toutes les prévisions, juste avant que le ballon ne s’envole au-dessus de l’eau pour un premier échange.
Une bonne partie de la source de motivation de Gabor Csepregi tient peut-être dans ce moment suspendu. Bien installé dans la vie, heureux professeur de philosophie au Collège dominicain, il aime laisser place à un certain imprévu dans sa vie, simplement pour le plaisir de choisir. Bien sûr, il a appris à accepter certaines contraintes inéluctables à la vie en société. Par exemple, ses responsabilités de père élevant seul trois enfants en bas âge l’ont obligé à se soumettre à un horaire plus que rigoureux au cours de ses dernières années d’études. Il a multiplié les kilomètres pour faire sa maîtrise et son doctorat en philosophie à l’Université Laval, tout en entraînant l’équipe nationale de water-polo à Ottawa et en apprenant la cuisine en accéléré pour bien combler les estomacs de ses deux garçons et de sa fille.
L’épanouissement du corps et de l’esprit
Une telle polyvalence correspond bien d’ailleurs à la personnalité de cet amoureux de la vie. Alors que chacun tente de se spécialiser le plus possible pour maîtriser un domaine toujours plus pointu, lui au contraire vise un épanouissement global, alliant corps et esprit, à la manière des Grecs anciens qu’il admire.
«C’est un être très complet, un brillant intellectuel et un remarquable érudit qui utilise sa propre expérience d’athlète pour montrer que le corps a une sagesse spontanée», témoigne Thomas de Koninck. En 1979 et 1980, ce professeur à la Faculté de philosophie a dirigé la maîtrise de Gabor Csepregi, un étudiant qu’il dit très autonome et doté d’une pensée personnelle. Il avait auparavant participé à son intégration dans la société québécoise. Dès le début des années 1970, sa mère, Zoé De Koninck, accueillait régulièrement le jeune immigrant pour les soupers du dimanche soir qui réunissaient à Québec les enfants de la famille, mais aussi des invités de marque comme Mgr Alphonse-Marie Parent, alors recteur de l’Université Laval et doyen de la Faculté de philosophie. Chez Gabor, l’érudition n’est pas lourde ni écrasante, rapporte le philosophe. En fait, il se définit comme un humaniste, un héritier de la tradition des Lumières. Je pense que ses publications et ses conférences attirent de plus en plus le respect. Il tient compte du regard de la société pour faire ressortir les dimensions les plus significatives du corps humain face à sa marchandisation, notamment par la publicité.»
Spontanéité et mémoire du corps
Au fil du temps, ce sportif invétéré a élaboré une approche originale du corps, à mille lieux de la vision d’un corps normalisé comme celle de Michel Foucault. Dans son dernier ouvrage The Clever Body, paru aux Presses de l’Université de Calgary, Gabor Csepregi plaide ainsi en faveur de la réhabilitation du corps dans notre monde toujours plus mécanisé. «Combien de fois sommes-nous en contact avec la neige, le sable et les éléments? s’interroge-t-il. Nous vivons dans des bulles, dans des maisons bien chauffées et climatisées, nous communiquons par Internet. Combien de gens ont pris le bateau, comme moi, pour franchir l’Atlantique?»
Son livre met donc en évidence la spontanéité naturelle du corps, l’importance aussi de la mémoire corporelle pour exécuter un passage musical difficile au piano ou franchir une étape lors d’une escalade. «Je crois à l’intelligence du corps, à sa sagesse, explique l’auteur. Le corps peut contribuer à la manifestation de notre créativité et à des solutions éthiques spontanées. Par exemple, lorsqu’une vieille femme tombe, je m’empresse d’aller l’aider. D’instinct, je sens ce qu’il faut faire. Dans les situations où les règles n’existent pas, on s’en remet à sa finesse corporelle.»
Accomplir un geste physique, qu’il s’agisse d’une marche, d’une escalade, d’une danse ou d’une pratique instrumentale, stimule les pensées et favorise l’ancrage dans le moment présent, si difficile à obtenir autrement. «À notre époque, nous essayons de tout assurer, de tout prévoir car nous avons peur de l’avenir, précise-t-il. Il faut retrouver cet art de vivre dans le présent, en laissant le corps ouvert aux invitations qui lui sont lancées.»
Chez Gabor Csepregi, cette recherche de l’harmonie passe aussi par la fréquentation assidue de l’art. Instrumentiste jusqu’à l’adolescence où il a dû choisir entre le piano et la natation, il se laisse tout entier absorber par la musique. Qu’importe qu’elle soit folklorique, africaine, que les compositeurs s’appellent Bartok, Ravel, Hændel ou Landovsky, pourvu que les sons lui apportent une richesse, une profondeur qui le nourrissent.
Au même titre qu’un tableau d’ailleurs. À l’entendre, la fréquentation de cette Madone de Raphaël offrant un sourire plein de grâce à son enfant au Musée du Prado, à Madrid, ou des magnifiques paysages de Charlevoix peints par Clarence Gagnon, éveille des émotions qui affinent ses sentiments. «Je crois que cela me permet d’être plus tolérant, plus amoureux, précise-t-il. Je peux aussi me mettre dans la peau d’autrui afin de comprendre aussi bien ce que ressent un homme d’affaires qu’un vendeur de journaux.»
Établi en Outaouais, M. Csepregi dirige aujourd’hui le Collège universitaire dominicain, qui accueille 150 étudiants à temps plein en philosophie et en théologie. C’est d’ailleurs la première fois qu’un laïc assume de telles fonctions. Fidèle à ses convictions profondes, il prône une approche personnalisée de l’enseignement afin que les étudiants n’absorbent pas seulement des connaissances, mais exercent leur créativité et se développent de la manière la plus complète possible. C’est aussi ce qu’il vise dans ses propres cours en philosophie de l’existence, philosophie de l’art ou en anthropologie philosophique. «Je me sens vraiment au service des étudiants. J’ai envie de les aider à progresser, de les soutenir, de les encourager.»
Sa recette personnelle du bonheur? “Amour, livres, musique et, bien sûr, activité physique pour assurer l’équilibre corps-esprit. Un programme séduisant, non?”